Violence et calcio dans l’Italie contemporaine : les morts font-ils partie du système ? Dans la matinée du dimanche 11 novembre 2007, sur l’aire de repos de Badia al Pino près d’Arezzo en Toscane, Gabriele Sandri, supporter de la Lazio âgé de 28 ans, est tué par le tir d’un policier d’une patrouille autoroutière. Cette tragédie intervient à la suite d’une rixe opposant une poignée de supporters de la Juventus en route pour Parme à leurs homologues de la Lazio qui se rendaient à Milan soutenir le club de leur cœur.
Gabriele Sandri, est la vingtième victime de la violence liée aux matchs de football en Italie depuis le 28 avril 1963, jour de la mort de Giuseppe Plaitano dans les heurts qui ont suivi la rencontre Salernitana – Potenza. Comme jamais les médias s’emparent de l’affaire, car neuf mois plus tôt, une autre tragédie avait bouleversé l’Italie sportive. à l’issue de la rencontre Catania – Palermo. En effet, le 2 février 2007, Filippo Raciti, carabinier de son état, était mort dans la confusion la plus totale, lors des violents incidents causés par des ultras de Catane*. Cet événement dramatique qui frappait un fonctionnaire d’Etat avait conduit le gouvernement à publier un décret-loi sur la violence dans les stades.
L’adaptation des ultras les plus violents Un texte de plus, pourrait-on dire : depuis 1989, date de la première loi spécifique aux troubles provoqués par les supporters de football, de nombreuses mesures législatives ont été prises pour lutter contre les supporters violents. Ces mesures, toujours votées dans l’urgence, après la mort d’un supporter ou des incidents particulièrement préoccupants, n’ont pas eu l’effet escompté. Au contraire, les ultras italiens les plus violents se sont adaptés, à la manière des gangs de hooligans anglais qui se sont tournés vers le modèle « casual **». Ils se sont donc faits plus discrets, utilisant pour communiquer des téléphones portables, évoluant en petits groupes extrêmement mobiles, pouvant frapper rapidement avant de se fondre dans la foule des supporters. La violence est ainsi devenue une affaire de spécialistes, avec des rendez-vous sur Internet, des visites à l’étranger en « stage » parmi les gangs anglais les plus violentes (Millwall, West Ham United, Chelsea notamment).
La radicalisation de la culture « ultras » Les groupes ultras traditionnels, ont dû s’adapter à cette répression de plus en plus dure qui, au lieu d’isoler les plus violents, affaiblissent. Ces législations d’exception ont semble-t-il érodé l’hégémonie de ces groupes sur l’ensemble de la Curva (les virages), le contrôle social qu’ils y exerçaient, la sociabilité qu’ils y promouvaient. Surtout, l’adoption de lois jugées parfois anticonstitutionnelles a pu contribuer à susciter des manifestations de haine à l’encontre des membres des forces de l’ordre. Désormais l’ennemi dans les virages des stades de la péninsule n’est plus le supporter adverse mais le policier. L’abréviation A.C.A.B. (pour « All Cops Are Bastard », le titre d’une chanson d’un groupe anglais, littéralement : tous les flics sont des bâtards) fait florès dans les stades, et n’un qu’un des airs de répertoires de chants hostiles aux forces de l’ordre. La conflictualité entre ultras et policiers n’a, semble-t-il, jamais été aussi grande.
D’un coup de feu à l’autre Les premiers éléments fournis par les témoins du drame du dimanche 11 novembre laissent apparaître une absence de maîtrise des représentants de la loi. Alors que la rixe entre les deux groupes de supporters s’achevait, un policier aurait tiré à deux reprises sur une voiture occupée par des supporters laziali, l’un des projectiles pénétrant par une vitre latérale pour finir sa course dans la nuque de Gabriele Sandri, assis à l’arrière du véhicule. Ce dernier est mort dans les minutes qui suivent. Lorsqu’il fit feu, le policier n’était pourtant pas en position dans l’aire de repos se déroulait la bagarre, mais dans celle qui lui faisait face, séparée par l’autoroute et le flux des es voitures.
Les circonstances du drame, que l’enquête en cours contribuera certainement à éclaircir, rappelle fortement celles qui ont conduit à la mort de Giuseppe Plaitano à Salerne, il y a quarante-quatre ans. Ce spectateur fut en effet retrouvé mort sur les gradins du stade Vestuti de Salerne,
après les violents incidents qui ont opposé les forces de l’ordre aux supporters locaux. La police était intervenue en tirant en l’air : l’une des balles avait aussi atteint la nuque de cet homme de 48 ans alors assis en tribune latérale.
Le maintien de l’ordre des manifestations publiques en question De tels drames posent aussi la question du maintien de l’ordre public dans la Péninsule non seulement pendant les rencontres sportives, mais aussi au cours de certaines manifestations politiques comme celle du G8 à Gênes, en juillet 2001, qui a occasionné de nombreux blessés et provoqué la mort du alter-mondialiste, Carlo Giuliani, abattu par un carabinier. Plusieurs supporters ont également trouvé la mort suite à une confrontation rapprochée avec la police, comme dans le cas de Stefano Furlan, supporter ultras de l’équipe de Trieste, qui décède à la suite des coups que lui a asséné un policier à l’issue de la rencontre Triestina – Udinese, en février 1984. Ou encore Celestino Colombi, un simple passant qui se retrouve à proximité du stade de Bergame à la fin de la rencontre Atalanta – A.S. Roma, le 10 janvier 1993 et meurt d’un infarctus quand un peloton de policiers charge en tenue anti-émeute en sa direction. C’est aussi le destin de Fabio Di Maio, ultras de Trévise, qui succombe d’un arrêt cardiaque sous les coups de crosse de fusil des carabiniers en train de charger pour disperser l’affrontement entre ultras de Cagliari et de Trévise.
Le stade : un laboratoire pour les forces de l’ordre ? Si la violence dans les tribunes italiennes est indéniable, les méthodes désuètes ou disproportionnées des forces de l’ordre doivent être également questionnées. Les moyens employés (hélicoptères, véhicules semi blindé, gaz lacrymogènes) semblent en effet démesurés face à des phénomènes de conflictualité de basse intensité.
Pour certains, en effet, les stades italiens seraient devenus depuis plusieurs années des « laboratoires de la répression », dont les « cobayes » seraient les supporters et plus particulièrement les ultras assimilés à des citoyens de seconde zone. Les différentes mesures juridiques encadrant leur activité ne sont pas sans effet sur les libertés civiles, que ce soit la liberté d’expression, ou de mouvement. Ainsi, depuis février 2007, les banderoles de groupes de supporters non déclarées auprès de la Préfecture de police sont interdites, alors que l’Observatoire italien sur les manifestations sportives interdit régulièrement les déplacements de supporters d’une équipe, pour limiter tout risque d’incidents. L’usage de ce « principe de précaution » sportif fait très largement consensus, d’autant que les délits d’une minorité d’activistes (vandalisme, racisme, chantage auprès des dirigeants sportifs pour obtenir des avantages financiers) font des supporters et des ultras une cible préférée des les médias quand il s’agit de dénoncer les dérives du sport.
Les morts font-ils partie du système ? Les émeutes qui ont entaché l’Italie le dimanche 11 novembre peuvent donc apparaître comme l’une des conséquences d’une position qui consiste aussi à ignorer la voix des ultras. Au lieu d’interrompre les matchs de football pour prendre le temps nécessaire à la réflexion, les instances dirigeantes de ce sport n’ont pas voulu arrêter une activité dont les enjeux financiers sont trop importants. Comme l’a souligné le président de la Ligue de Football italienne, Antonio Matarrese, après la mort de l’inspecteur Raciti : « les morts font partie du système »… Si cette forme de cynisme reste de mise, il y a fort à parier que la liste des morts ouverte il y a quarante-quatre ans risque encore de s’allonger. Il est peut-être encore temps de parler avec tous les acteurs de ce sport, y compris les ultras.
Sébastien LOUIS
Université de Perpignan