Le d?sastre de Superga
Le 4 mai 1949 à 17 heures 03, l’appareil FIAT G-212 de la compagnie italienne Aeritalia, transportant l’équipe et l’encadrement du Torino A.C. revenant d’un match amical disputé à Lisbonne contre le Benfica, s’écrasait contre la partie inférieure de la basilique de Superga qui surplombe la plaine du Pô à quelques kilomètres de Turin. Aux côtés des membres de l'équipage, dix-huit vedettes du football, les entraîneurs Erbestein et Lievesley, les dirigeant Agnisetta et Civalleri, le soigneur Cortina, ainsi que les journalistes sportifs Casalbore, Cavallero et Tossati, trouvèrent la mort dans cette catastrophe aérienne. La nouvelle du crash se répandit rapidement dans la population turinoise et notamment parmi la classe ouvrière qui soutenait ce fier rival de la Juventus, le club de la FIAT. C'est Vittorio Pozzo, le sélectionneur de la squadra azzurra , vainqueur des Coupes du Monde 1934 et 1938, qui reconnut les corps de ceux que l'on commença rapidement à appeler i caduti di Superga . Deux jours plus tard, 500 000 personnes accompagnaient le convoi funèbre piazza Castello , l'une des plus grandes places de Turin et les obsèques étaient célébrées en présence de Giulio Andreotti alors sous-secrétaire d'Etat représentant le président du conseil italien Alcide De Gasperi. Le désastre connut aussi un fort retentissement hors des frontières italiennes. Dans l'hexagone, étaient pleurées les disparitions des deux Italiens de France acquis par le club italien en 1948 : Emile Bongiorni, l'avant-centre du Racing Club de Paris, et Roger Grava, l'ancien ailier gauche du Club Olympique Roubaix-Tourcoing. Avant la finale de la Coupe de France Racing-Lille, les Racingmen se relayèrent autour d'une chapelle ardente dressée sous la tribune officielle du Parc des Princes. De son côté, la FIFA décida de faire respecter une minute de silence sur les terrains de football du monde entier le dimanche 7 mai, alors que le club argentin de River Plate jouait plusieurs matches au profit des veuves et des orphelins des disparus. Toutefois, c'est bien sûr à Turin que le choc fut le plus durable et, depuis l'accident, dirigeants et joueurs se recueillent tous les ans à Superga le 4 mai ou viennent dédier aux disparus les moments de joie ( scudetto en 1976, promotions en Serie A ) devenus plus rares.
Outre le caractère traumatique d'une catastrophe impliquant des célébrités, le deuil de la capitale piémontaise célébrait une équipe record et au-delà le club symbole d'une époque. Fondé en 1906, le Torino avait connu ses premières heures de gloire quand il avait remporté deux titres deux champions d'Italie en 1927 (titre retiré ensuite pour corruption) et en 1928. Toutefois, c'est le petit industriel piémontais Ferruccio Novo qui, devenu président en novembre 1939, bâtit ce qui allait devenir le « grand Torino », par l'acquisition de l'avant-centre de la Juventus Gabetto et des deux inters de Venise Mazzola et Loik. Adoptant « il sistema », c'est-à-dire le WM, et continuant une politique de recrutement tout à la fois avisée et dispendieuse, le Torino remporta un premier titre en 1943, puis dans l'après-guerre quatre scudetti consécutifs de 1946 à 1949, le dernier lui étant conféré à titre « posthume ». Pendant ces années le Torino domina outrageusement le football italien et ses principaux rivaux, la Juventus et l'Inter. Il termina la saison 1946-1947 avec une avance de 10 points sur son dauphin et la saison suivante, l'écart s'élevait à 16 points. Son jeu offensif tranchait avec la tradition (déjà défensive) du football italien initiée par la Juventus au début des années trente. Les joueurs du Torino aimaient les scores fleuves en infligeant quelques corrections aux grands noms du calcio : victoire 7 à 1, par exemple, sur le terrain de la Roma et 5 à 0 face à l'Inter pendant la saison 1947-1948.
Cette excellence sportive s'inscrivait dans un contexte historique difficile, celui de la reconstruction d'une Italie vaincue et partiellement sous tutelle et dans une ville qui avait subi les bombardements alliés et connu les affres de l'occupation allemande et les combats de la résistance. La virtuosité du Torino, ses records faisaient oublier en quelque sorte les difficultés du moment et les horreurs du passé et proposaient une image rationnelle et optimiste du futur de l'Italie, comme les victoires de Bartali et Coppi dans le Tour de France venaient compenser les vexations infligées à l'Italie par la France dans l'immédiat après-guerre. Les succès du club renforçaient encore auprès des ouvriers de Turin l'aura granata (grenat, la couleur du maillot) d'une équipe qui leur permettait de prendre deux fois par an une revanche sur l'équipe du patron, la Juventus. L'édition turinoise de L'Unità , l'organe du Parti Communiste Italien, ne décrivait-il pas les vedettes du Torino comme d'authentiques représentants du prolétariat et du progressisme ?
Vénérés dans un culte doloriste et un peu masochiste, les « martyrs » de Superga sont devenus un mythe faisant oublier les faiblesses structurelles d'un club ne bénéficiant pas d'un public aussi nourri que ses rivaux milanais et romains, dont les comptes étaient constamment déficitaires et que certaines vedettes comme Valentino Mazzola, père de la future vedette interista Sandro Mazzola, voulaient quitter. De même, si la formation granata fournit l'ossature de l'équipe d'Italie, la squadra azzurra d'après-guerre n'égala pas les formations des années fascistes : en mai 1948, elle fut même écrasée 4 à 0 par l'équipe d'Angleterre au stadio comunale de Turin. Toutefois, à l'instar de Marcel Cerdan en France, le grand Torino symbolisait les espoirs en partie déçus d'une époque bouillonnante et complexe de la ville de Turin et de l'Italie. A ce titre, on peut considérer que la colline de Superga est un lieu de mémoire dépassant largement le cadre du football.
Paul Dietschy
Université de Franche-Comté